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Donc, Félix Kersten s’enfonça bien à l’aise dans un fauteuil qui gémit sous son poids et tendit ses mains vers le torse de Himmler, nu et chétif.

Vingt ans plus tôt, à Helsinki, le médecin-chef de l’hôpital militaire avait dit que ces mains étaient « bonnes ». En fait, leur force, leur densité, leur pouvoir avaient imposé à Kersten le choix de sa profession, le sens de sa vie. Elles étaient larges, massives, charnues, chaleureuses. Chacun des doigts portait sous l’ongle bref, coupé ras, un renflement plus développé, plus riche et pulpeux qu’on ne voit à l’ordinaire. C’était une sorte de petite antenne, douée d’une acuité, d’une sensibilité extrêmes.

Les mains se mirent en mouvement. Sur l’une d’elles brillait, d’un feu bleuâtre, la pierre où se trouvaient inscrites les armes que, au XVIe siècle, Charles Quint avait accordées à l’échevin de Goettingen, Andréas Kersten, ancêtre du docteur.

Les doigts glissaient contre la peau lisse. Leurs bouts effleuraient tour à tour la gorge, la poitrine, le cœur, l’estomac de Himmler. Leur attouchement était d’abord léger, léger, à peine perceptible. Puis, à certains endroits, les antennes commencèrent à s’arrêter, s’appesantir, s’informer, écouter…

Un don original, fortifié par un long et tenace entraînement, les avait munies d’une clairvoyance inconnue au commun des hommes. Et cela même ne suffisait point. Pour que l’art acquis par Kersten auprès du docteur Kô eût son pouvoir entier et véritable, pour que la pulpe des dernières phalanges devînt susceptible d’apprendre au médecin que tel tissu intérieur s’était dangereusement épaissi ou amenuisé et que tel groupe nerveux se trouvait dans un état de faiblesse ou d’usure graves, il fallait une concentration spirituelle absolue qui laissât aux champs de la conscience et de la sensibilité un objet unique et un seul truchement.

Il fallait ne plus rien voir ni entendre. Il fallait que l’odorat également cessât de servir. C’étaient les antennes tactiles (dont le pouvoir récepteur se trouvait prodigieusement accru par l’abolition provisoire des autres sens) qui devenaient les seuls instruments des rapports avec le monde. Et ce monde était limité au corps que le bout des doigts examinait, auscultait. Et leurs découvertes étaient aussitôt transmises à un esprit qui s’était vidé de toute autre préoccupation et fermé à toute autre impression.

Pour accéder à cet état, Kersten n’avait besoin d’aucun effort. Et qu’il s’agît de Himmler n’affectait en rien cette aisance. Trois années d’exercices et d’initiation lamaïques, quinze années de pratique entretenue chaque jour, et chaque heure du jour, lui permettaient d’atteindre immédiatement le degré de concentration nécessaire.

En même temps, son visage subissait une modification surprenante.

Assurément, les traits demeuraient les mêmes. Kersten gardait ce front haut et ample, ce crâne à forme de dôme où les cheveux lisses et d’un blond foncé commençaient à s’éclaircir. Juste au-dessus des sourcils très minces et arqués d’une façon un peu démoniaque, deux sillons parallèles continuaient de courir comme des rigoles. Les yeux, bien abrités par leurs arcades, avaient toujours leur couleur bleu sourd, mais qui virait souvent à un ton plus vif, presque violet. Entre les joues solides et fraîches, la bouche était petite et fine, sensitive et sensuelle. Les longues oreilles, d’un dessin étrange, restaient étroitement collées aux parois du crâne.

Oui, les mêmes linéaments et les mêmes reliefs composaient cette figure. Mais le flux intérieur qu’avait déclenché Kersten et auquel, dans cet instant, il s’abandonnait, en transformait soudain l’expression, la signification et, semblait-il, jusqu’à la substance. Les rides s’effaçaient, la chair perdait son poids, les lèvres n’avaient plus leur pli de gourmandise. Les paupières, enfin, s’étaient abaissées. Et ce n’était plus à un grand bourgeois de Rhénanie ou des Flandres, peint par un maître d’autrefois, que faisait penser le visage de Kersten, mais à l’une des images bouddhiques dont l’Extrême-Orient est peuplé.

Himmler, raidi et crispé par la souffrance qui le travaillait sans répit, ne quittait pas des yeux le visage clos. Quel singulier médecin ! Kersten ne lui avait posé aucune question. Les autres docteurs – et Himmler en avait tant vu qu’il en oubliait le nombre – tous, l’avaient interrogé longuement. Et lui, avec la complaisance des gens qui souffrent d’un mal chronique, il avait décrit, et en donnant chaque fois plus de détails, les crampes qui le suppliciaient et lui enlevaient toute force. Chaque fois, il en avait raconté minutieusement les causes qui dataient de son enfance : deux paratyphoïdes, deux dysenteries pernicieuses, un empoisonnement grave par poisson avarié. Les médecins avaient pris des notes, réfléchi, discuté. Ensuite on avait fait des radiographies, des examens, des analyses, des prises de sang. Tandis que…

Brusquement, Himmler poussa un cri. Les doigts jusque-là si légers et comme garnis de velours qui effleuraient sa peau venaient d’appuyer brutalement sur un point du ventre d’où la souffrance jaillissait, s’irradiait en vague de feu.

— Très bien… Ne bougez pas, dit Kersten doucement.

Sous la dure pression de sa main, un autre jet de souffrance brûla, ravagea les entrailles de Himmler. Puis un autre et un autre encore. Le Reichsführer ahanait, mordait ses lèvres. Son front était couvert de sueur.

— Vous avez très mal, n’est-ce pas ? demandait chaque fois Kersten.

— Terriblement…, répondait Himmler entre ses dents serrées.

Enfin Kersten posa ses mains sur ses genoux, ouvrit les yeux.

— À présent, je vois…, dit-il. C’est l’estomac, bien sûr, mais surtout le sympathique. Il n’y a rien de plus douloureux que les crampes du sympathique… Et vos nerfs toujours tendus ne font qu’empirer votre état.

— Est-ce que vous pourrez me soulager ? demanda Himmler.

De nouveau la face plate et terne exprimait l’humilité et la prière. Et les yeux mornes demandaient secours.

— Nous allons voir cela tout de suite, dit Kersten.

Il leva les bras, étala ses mains, fit jouer les paumes et les phalanges, afin de les munir de toute l’élasticité, toute la vigueur possibles, et se mit au travail. Il ne tâtonnait plus. Il savait maintenant où son effort devait s’appliquer. Il enfonça profondément ses doigts dans le ventre de son patient à l’endroit voulu, saisit avec précision et rudesse le bourrelet ainsi formé et le serra, le pétrit, le tordit, le noua, le dénoua, dans le dessein d’atteindre et de remuer les nerfs malades à travers la peau, la graisse et la chair. À chacun de ces mouvements, Himmler sursautait avec un cri étouffé. Mais, cette fois, la douleur n’était pas brute, aveugle. Elle suivait un trajet précis. Comme si elle avait un but.

Après quelques manipulations, Kersten laissa retomber ses bras. Son corps se détendit comme celui d’un boxeur entre deux assauts. Il demanda :

— Comment vous trouvez-vous ?

Himmler demeura un instant sans répondre. Il semblait écouter ce qui se passait dans son corps et ne pas y croire. Il dit enfin, en hésitant :

— Je me sens… oui… c’est étonnant… je me sens plus léger.

— Alors, continuons, dit Kersten.

Les mains savantes, efficaces, impitoyables reprirent leur travail. La souffrance pareille à une flamme crépitante courut de nouveau le long des nerfs épuisés comme le long de fils électriques. Mais à présent – et bien qu’une pression trop profonde ou une torsion trop vive lui arrachât un halètement ou une plainte – Himmler avait confiance. Et cette confiance aidait le médecin.

Au bout d’une dizaine de minutes, Kersten s’arrêta et dit :

— Pour la première fois, c’est assez.

Himmler ne paraissait pas l’avoir entendu. Il ne faisait pas un mouvement, il respirait à peine. Il avait l’air de craindre que le moindre effort, le moindre souffle lui fissent perdre un équilibre intérieur d’une fragilité extrême. Son visage exprimait la stupeur, l’incompréhension.

— Vous pouvez vous lever, dit Kersten.

Himmler redressa le torse lentement, prudemment, comme si sa chair recelait un trésor sans prix. Puis, de la même façon, il plaça les pieds sur le plancher. Son pantalon défait glissa. Il eut un geste instinctif, brusque, pour le rattraper. Puis, effrayé par les conséquences que pouvait avoir ce mouvement, il resta figé, les doigts crispés sur le pantalon. Mais le repos, le bien-être de ses viscères, la paix à nulle autre pareille que procure la disparition d’une intolérable souffrance duraient toujours.

Himmler fixa sur Kersten des yeux qui, derrière les verres des lunettes, montraient une espèce d’égarement. Il s’écria :

— Est-ce que je rêve ? Est-ce que c’est possible ? Je n’ai plus mal… plus mal du tout…

Il reprit son souffle et continua, davantage pour lui-même que pour Kersten :

— Aucun médicament n’y réussit… La morphine même n’a plus d’effet… Et là… en quelques instants… Non… je ne l’aurais jamais cru.

Himmler, de sa main libre, effleura son ventre, avec le sentiment de toucher un miracle.

— Êtes-vous vraiment capable d’arrêter mes crampes ? s’écria-t-il.

— Je le pense, dit Kersten. Ce sont certains nerfs qui me semblent atteints chez vous et c’est sur les nerfs que mon traitement agit.

Himmler se leva du divan où il se tenait assis et s’approcha de Kersten.

— Docteur, dit-il, je veux vous garder près de moi.

Et, sans donner à Kersten le temps de répondre, il ajouta :

— Je vous ferai inscrire tout de suite dans les S.S. Avec le rang de colonel.

Kersten ne put maîtriser un haut-le-corps. Il considérait avec malaise cet homme chétif, à demi nu, qui retenait son pantalon. Mais cet homme, parce qu’il avait cessé de souffrir, avait repris le sentiment de sa toute-puissance. Et il interprétait à sa manière l’étonnement du docteur. Il s’écria :

— Peu importe le fait que vous êtes étranger. Pour les S.S., il n’y a que ma volonté. Je suis leur Reichsführer. Un mot de vous et vous êtes colonel plein, avec le grade, la solde, l’uniforme.

L’espace d’un instant, l’image de lui-même transformé en officier S.S. passa dans l’esprit de Kersten, de lui, gras et lourd, qui aimait tant les vêtements larges et les étoffes moelleuses. Et il eut beaucoup de peine à ne pas rire. Mais les yeux de Himmler étaient fixés sur lui et toute l’expression de sa figure montrait à quel point sa proposition était une faveur, un hommage qu’il consentait à Kersten.

— Oui, docteur, reprit solennellement Himmler. Je vous le promets : colonel plein.

Kersten inclina un peu la tête en signe de reconnaissance. Il avait le sentiment de pénétrer dans un domaine où les valeurs habituelles étaient renversées.

« Avec les fous, pensa-t-il, on doit jouer le jeu. »

Il répondit avec gravité :

— Reichsführer, je suis infiniment sensible à l’honneur que vous me faites. Mais il m’est impossible, malheureusement, de l’accepter.

Il expliqua longuement à Himmler qu’il habitait la Hollande, qu’il avait là-bas une maison, une famille, une vie organisée… de très nombreux malades.

— Mais, poursuivit-il, dès que vous aurez des crampes, je peux revenir. D’ailleurs, je ne pars pas tout de suite, je reste deux semaines à Berlin pour traiter les patients que j’ai ici.

— Alors, comptez-moi parmi eux, docteur. Venez chaque jour, je vous prie, s’écria Himmler.

Il saisit sa chemise, en couvrit ses épaules obliques, ses omoplates saillantes, son ventre gonflé, boutonna son pantalon, noua sa cravate, mit sa vareuse aux insignes de général S.S. et appuya sur une sonnette.

L’aide de camp entra, salua.

— Monsieur Kersten est le bienvenu ici, lui dit Himmler. C’est un ordre. Que tout le monde le sache.

 

Les Mains du miracle
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